Lors de la journée des Rencontres du Développement Durable consacrée au thème “Agir à temps”, Mathilde Gracia, Journaliste à France Info TV a modéré une table ronde intitulée « Agir à temps, pensons la complexité » et rassemblant Beltrande Bakoula, Directrice associée de la BVA Nudge Unit, Frank Escoubès, Co-fondateur et Co-président de bluenove, Fabrice Larat, Chef du département du développement des enseignements et de la recherche de l’ENA, Jean-Michel Pille, Directeur environnement du Groupe L’Oréal, Diane Simiu, Commissaire générale adjointe au Développement durable, et Vaia Tuuhia, Déléguée générale de l’Association 4D.
La quatrième journée des Rencontres du Développement Durable était consacrée à la question de la gestion du temps dans notre action collective face à la crise environnementale. Cette dimension s’ajoute à d’autres dimensions, chacune empreintes de complexité. Ce faisant, une des tables rondes des RDD a eu pour objet la prise en charge de cette complexité. Comment faire pour développer des politiques qui saisissent cette complexité ? Quels outils en particulier sont nécessaires ? Les six intervenants de la table-ronde ont pu esquisser plusieurs pistes, que nous allons développer ici.
Transcrire la complexité en partageant mieux les connaissances
L’accès aux connaissances apparaît primordial pour qui veut se repérer dans ces temps teintés d’incertitude. La crise du coronavirus l’a en particulier démontré, et la réponse institutionnelle a été d’autant plus pertinente à mesure que les conditions d’existence du virus ont été précisées. C’est un enjeu majeur de nos démocraties que d’arriver à produire de la connaissance, puis de la transmettre sans en perdre la quintessence, afin d’aiguiller au mieux nos choix citoyens.
Le rôle d’institutions comme le GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur le climat) et l’IPBES (plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la question de la biodiversité et des services écosystémiques) est précisément celui-là : leurs mandats respectifs sont de réunir à une échelle mondiale suffisamment de connaissances, issues de disciplines scientifiques et de contextes nationaux distincts, pour avoir une vision d’ensemble d’un processus complexe. Le fait que ces institutions donnent la parole à une pluralité d’acteurs scientifiques et que leurs recommandations soient basées sur le principe du consensus est particulièrement important. Cela permet de transcrire la pluralité nécessaire pour saisir les multiples dimensions d’un problème complexe. Ces recensements objectifs des connaissances dont dispose l’humanité à un instant t permet ainsi d’avoir les points de repères pour conduire des politiques publiques éclairées et efficaces. Le fait que ces deux institutions soient amarrées aux États leur donne la légitimité politique nécessaire dans le jeu des relations internationales contemporaines.
Au niveau du contexte français, l’inadéquation entre les décisions prises par les pouvoirs publics et le consensus public vu en particulier durant la première vague de la crise du coronavirus doit nous interroger. Il semble y avoir une vraie difficulté à construire un dialogue entre dépositaires du pouvoir public et citoyens sur la base d’informations qui seraient acceptées par tous. S’il existe bien un Conseil scientifique ad hoc pour guider le gouvernement pendant la crise du coronavirus, ou s’il existe encore des groupes d’expertises internes à l’administration et des institutions scientifiques publiques bien établies, il semble manquer d’une plateforme élargie où pourrait être référencées en même temps les sciences humaines et sociales et les sciences biologiques ou mathématiques, et les savoirs citoyens, à l’image du GIEC ou de l’IPBES. Son existence donnerait plus de poids aux informations ainsi recensées, par leurs caractères fondamentalement transdisciplinaires et dialogiques.
Transcrire la complexité en institutionnalisant le dialogue
L’expérience de la Convention citoyenne pour le climat visait justement à répondre à ce problème de déconnexion entre la décision publique et le consensus public : il a permis de faire dialoguer des citoyens, issus de milieux et de formations diverses, entre eux, mais également de les faire échanger avec des spécialistes du climat et des experts en légistique.
Le fait de confier la mission explicite de produire des recommandations à des citoyens légitime institutionnellement leur point de vue face à des mécanismes institutionnels préexistants qui, d’ordinaire, ne les prend pas en compte autrement que par le biais du vote - que ce soit l’élection de représentants ou des consultations votatives.
Le succès de l’opération vient nous prouver à la fois que le savoir citoyen est une ressource hautement qualitative à mobiliser, mais également que le fait d’instituer un dialogue explicite entre différentes composantes de la société permet d’entraîner une adhésion publique plus massive que lorsque ce dialogue se construit dans les antichambres des assemblées ou des ministères.
Alors quelles conclusions en tirer ? Multiplier les conseils citoyens va-t-il nous sauver ? Doit-on, en plus, changer la Constitution en y intégrant cet objectif de transdisciplinarité ? Ce sont autant de questions qu’il semble indispensable de se poser à l’heure où les points de repère que nous avions acquis au fil de siècles de connaissances semble s’affaisser face aux changements géologiques, biologiques et géopolitiques radicaux sur notre planète.
L’intelligence collective ne se décrète pas, mais elle s’organise. Il nous faut nous interroger sur la manière la plus sereine et la plus efficace de dialoguer tous ensemble. Nous avons la chance de vivre à une époque où les expériences institutionnelles se multiplient, nous permettant d’avoir un recul relativement objectif sur les forces et les faiblesses des dispositifs ainsi exploités. Les intervenants de la table ronde s’en sont tous félicités, mais tous n’étaient pas d’accord sur la manière d’organiser ce dialogue.
Pour reprendre l’exemple citoyen : doit-on davantage interroger les citoyens sur leurs valeurs profondes, sur leurs intuitions, et ainsi leur confier un rôle d’impulsion politique ? Ou doit-on faire jouer leur capacité à comprendre assez finement à partir de leurs compétences propres le nœud de certains problèmes complexes, et leur confier un rôle d’expertise ? Chaque proposition a ses avantages et ses inconvénients. Continuer d’expérimenter, c’est s’assurer de se mettre en condition pour répondre à la complexité du monde.