Face à l’urgence climatique, chaque seconde compte. Les décisions qui sont prises aujourd’hui auront une incidence sur les prochaines décennies, celles qui ne le sont pas également. Alors que les conséquences du changement climatique se font d’ores et déjà ressentir à travers le monde - des incendies californiens aux inondations en Asie du Sud - un élan diplomatique positif mais encore insuffisant est à l'œuvre depuis 2015. Si la tentation de balayer les dernières incertitudes entravant la transition écologique est grande, elle ne peut se faire sans réfléchir d’abord au monde de demain.
De l’urgence climatique au temps de l’action politique : comment gérer les temporalités et accentuer les efforts ?
La prise de conscience collective de l’urgence se fait sentir et les réponses affluent progressivement. C’est indéniable, notamment depuis le succès diplomatique de la COP21 en 2015. Mais alors pourquoi n'avançons-nous pas plus vite sur la question de la transition écologique et énergétique ? Quelles incertitudes nous empêchent encore d’aller de l’avant ?
Le problème n’est plus scientifique. Il ne vient pas tant de l’incertitude pesant sur les évolutions possibles du climat, documentées par le GIEC depuis des décennies, que de la difficulté à entendre et à intégrer les alertes scientifiques sur les menaces futures. Derrière des chiffres en apparence abstraits, tels que l’augmentation de 0,2 degrés depuis l’an 2000 selon le GIEC, se cachent des événements extrêmes qui s’intensifient et des conséquences déjà concrètes pour des millions de personnes.
Là où l'incertitude demeure, c’est sur la capacité ou non de nos sociétés à répondre à la crise civilisationnelle que nous allons devoir affronter : une crise du système économique, social et environnemental dans lequel nous évoluons aujourd’hui. Quelles actions entreprendre lorsque de tels enjeux se dressent devant nous ? Quelle voie choisir quand différents futurs sont évoqués ? Comment mettre d’accord des acteurs évoluant dans des univers et des temporalités différentes ?
Une des difficultés rencontrées justement est la différence de temporalité entre la multitude d'acteurs impliqués. Le temps du climat, de l’agenda public ou des marchés financiers n’est simplement pas le même. Au sein d’une grande entreprise, le conseil d’administration prend des décisions engageant la compagnie sur le long terme tandis que le PDG lui, dispose d’un mandat relativement court - aujourd’hui autour de 3 à 5 ans - et répond à des obligations de performance à court terme. Si le mandat politique s'opère dans des temporalités proches, la programmation énergétique quant à elle est tout à fait différente. Pour EDF, le court terme en matière de production d’énergie correspond à 5 ans. La difficulté réside alors dans la capacité d’acteurs avec des agendas différents à adopter une temporalité commune et une vision partagée des actions à entreprendre pour accélérer la transition.
Selon une étude auprès des PDG réalisée en 2021 par PWC, le climat est depuis peu le 9e risque le plus important perçu par les chefs d’entreprises au niveau mondial (cité par 30% des participants), derrière les crises sanitaires et pandémiques, les cybermenaces ou encore les réglementations excessives. L’entrée tardive du climat dans le top 10 des préoccupations des chefs d’entreprises contraste grandement avec les nombreuses revendications de la jeunesse et leur engagement en la matière dans l’espace public. L’asymétrie notable de radicalité entre les deux groupes est alimentée d’une part par l’équilibre plus composite auquel sont confrontées les élites sur le plan social et économique, et d’autre part par la vulnérabilité naturellement plus grande des nouvelles générations face à un phénomène ayant vocation à se décliner sur plusieurs décennies.
À court terme enfin, les freins résident également dans l’investissement public insuffisant en matière écologique depuis des décennies. La crise sanitaire et les nombreux plans de relance qui lui succèdent apportent en ce sens un regain d’investissements bienvenu. À l’échelle européenne, le European Green Deal ou Pacte Vert pour l’Europe, a notamment pour ambition d'accélérer, via un investissement de 1 800 milliards d’euros, la transition vers la neutralité carbone à l’horizon 2050. Ces réactions contra-cycliques posent néanmoins la question de leur pérennité, que suppose une réflexion à long terme sur la transition climatique. Les crises de demain se préparent en effet dès aujourd’hui et il est essentiel de commencer à investir massivement dans des politiques qui anticipent les impacts économiques, sociaux et environnementaux des prochaines années tout en guidant clairement les entreprises dans la transition.
De nouveaux modèles de société à dessiner
L’échéance de l’Agenda 2030 se rapproche petit à petit et, après de nombreux constats d’échec, les freins qui entravent encore la transition écologique semblent la conditionner à un changement radical et immédiat de paradigme. Comment ignorer toutefois les conséquences que cela impliquerait pour nos modèles de société ? Si lorsque la maison brûle, il est normal de vouloir la sauver à n’importe quel prix, peut-on réellement se permettre de faire l’économie d’une réflexion à long terme sur la société à l’issue de cette transition ?
Les conséquences de la transition écologique sur l’emploi cristallisent par exemple grandement le débat. Les apologues de la croissance d’une part et les partisans d’une transition immédiate et inconditionnelle d’autre part ont fréquemment tendance à se diviser sur le sujet. Face à une question profondément idéologique, les modélisations officielles fixent les termes d’un débat plus rationnel. Selon l’Organisation mondiale du Travail (OIT), la balance reste positive puisqu’un changement complet de paradigme impliquerait la création d’ici 2030 de 100 millions d’emplois dans le monde avec en contrepartie 90 millions d’emplois détruits. Il en va de même pour les modélisations réalisées par McKinsey qui prévoient en France la création de 11 millions d’emplois sous l’impulsion de la transition écologique, contre une suppression d’environ 6 millions.
Une réflexion sur les conséquences à long terme de la transition écologique ne peut toutefois se contenter d’une analyse aussi superficielle. Comment ignorer d’abord la temporalité de ces modélisations ? Si le changement de paradigme implique à court terme la suppression de 90 millions d’emplois puis ensuite à long terme la création de 100 millions, alors elle risque de poser des enjeux sociaux et économiques très importants. En outre et bien qu’elle soit compensée par des créations nettes, toute suppression d’emplois implique une prise en charge des individus et une anticipation en termes de reconversion et de développement de nouvelles filières. Cantonner les craintes et les colères des nombreux « perdants » de la transition par la seule solidarité de l’État providence relève de fait d’un équilibre presque tout aussi périlleux que celui propre à l’urgence environnementale. Au-delà des caricatures, la transition écologique risque grandement, en l’absence de réflexion sur le long terme, de constituer une victoire à la Pyrrhus.
Une transition efficace est une transition qui n’abandonne personne derrière elle. Or, l’enchevêtrement de l’écologie avec les enjeux économiques et sociaux fait désormais consensus. Outre l’emploi, la transition ne sera jamais complète tant qu’elle n’adressera pas pleinement la question de la justice sociale. L’exemple en 2018 du mouvement des gilets jaunes en réponse à l’augmentation des prix du carburants, témoigne bien des fractures que peuvent provoquer une transition jugée injuste. La hausse encore récemment des prix de l’électricité illustre elle aussi l’équilibre délicat que les États doivent maintenir entre d’une part, l’urgence écologique, et de l’autre les multiples crises sociales qu’elle recouvre.
Dessiner le monde d’après, c’est également s’accorder sur le rôle de chaque acteur au sein de cette transition. À commencer par l’État qui occupe tout de même un rôle majeur au cœur de cette équation. Alors que la jeunesse se mobilise justement dans la rue pour lui signifier ses aspirations à des mesures écologiques plus ambitieuses, à un cadre juridique plus contraignant et à des engagements financiers plus importants, il ne peut pour autant se soustraire à une approche globale incluant également les urgences économiques et sociales. Alors, ce nouveau modèle de société est peut-être celui d’un État plus fort, au niveau européen par exemple pour se permettre d’agir sur le plan écologique sans risquer pour autant de se compromettre sur le plan social ou économique. Acteur elle aussi de la transition écologique, l’Union européenne a démontré à plusieurs reprises sa valeur ajoutée en termes d’édiction de normes environnementales communes capables d’infléchir positivement la tendance. C’est peut-être aussi un rappel qu’une transition radicale mais unilatérale ne serait pas à long terme aussi bénéfique qu’elle ne le laisse paraître.
Comment s’entendre sur le monde d’après sans aborder également le sujet des entreprises ? La transition ne s’effectuera vraisemblablement jamais si celles-ci ne sont pas résolument associées, d’emblée et dans une éthique de responsabilité, aux sujets environnementaux. Elles sont en effet les premières à pouvoir investir dans les technologies vertes, à réduire considérablement les émissions de gaz à effet de serre, à créer les conditions d’une transition saine et durable sur le marché du travail. Pourtant, il est impossible d’ignorer que leur modèle économique est par nature antinomique avec la majorité des mesures qu’exige la transition écologique. Se fixer par exemple pour objectif la généralisation des « entreprises à mission », avec un contrôle encore plus ambitieux de leurs activités, constitue peut-être l’une des ébauches de ces nouveaux modèles de société.
Ici, c’est bien nos modèles de société qui semblent particulièrement dépassés et incompatibles avec les ambitions du monde d’après. La transition écologique soulève de nombreuses questions sur les modèles qu’il est possible d’adopter : celui par exemple d’une coopération plus accrue avec la société civile ou encore d’une articulation plus forte entre le local et le national. Or - sur ces sujets comme pour d’autres - il est vital de réfléchir constamment au monde d’après et ce parallèlement à la transition, car comme l’écrivait très justement Sénèque : « il n’y a pas de vents favorables pour celui qui ne sait où il va ».
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que leurs auteurs. Livio Bachelier est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille sur la politique américaine et les questions de défense. Joseph Delgove est Junior Fellow de l'Institut et travaille, quant à lui, sur les enjeux de sécurité climatique.