Le 22 septembre, les Rencontres du Développement Durable ont donné lieu à un échange engagé entre Najat Vallaud-Belkacem, ancienne Ministre et directrice France de l’ONG ONE qui lutte pour mettre fin à l’extrême pauvreté et aux maladies évitables sur la planète, et Hugo Clément, journaliste télévisuel, actuellement au Brésil pour le tournage d’un reportage sur les conséquences de la culture du soja dans la déforestation de l’Amazonie. Les deux intervenants ont dépeint un tableau très sombre de l’état du monde, laissant parfois poindre un sentiment d’exaspération face aux manques béants de notre action collective contre les fléaux qu’ils combattent.
Au-delà même de l’urgence : être face à l’abîme
Il faut dire que l’Amazonie en particulier est en proie à une déforestation continue qui s’accélère encore plus aujourd’hui, à l’heure où le regard médiatique se concentre sur l’épidémie de coronavirus. Ce que l’on appelle encore « le poumon vert » de la planète se réduit à peau de chagrin au rythme d’une déforestation agressive qui est conséquence pour la plus grande part (80 %) de la création de parcelles géantes dédiées à l’agriculture, et pour le reste (20 %) des effets conjoints de l’exploitation de minerais et du débordement urbain croissant des villes qui bordent la forêt. Dans ce mouvement mortifère, ce sont des populations entières d’être vivants, des non-humains comme des humains qui y vivent depuis des millénaires, qui se voient dans le meilleur des cas contraintes de s’en aller, et dans le pire, vouée à une disparition certaine.
Pourtant, les enceintes scientifiques internationales que sont le GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur le climat) et l’IPBES (plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la question de la biodiversité et des services écosystémiques) nous ont démontrée chacune dans leurs champs d’expertise, à quel point la forêt est nécessaire pour réguler les effets climatiques en absorbant une grande quantité de CO2, mais aussi en garantissant un réservoir de biodiversité géant, en luttant contre la sécheresse et en participants à la stabilisation des sols et donc à notre protection contre des catastrophes naturelles comme les inondations ou des effondrements de terrain.
Il y a donc là un caractère d’urgence absolue tant les conséquences de la disparition de l’Amazonie, la plus grande forêt du monde, pourrait avoir des effets quasi-définitifs sur la possibilité même de la survie de notre espèce dans cette région du monde et même au-delà tant les effets peuvent se répandre rapidement entre les territoires.
Un engrenage désastreux à des échelles multiples
Le problème est que nous sommes lancés dans une course contre nous-mêmes. En effet malgré les appels du pied des scientifiques et de plusieurs millions de citoyens au travers le monde, les actions qui sont menées aujourd’hui à la fois par les pouvoirs publics et les acteurs privés, semblent nous conduire dans le mur.
Le cas de l‘utilisation du soja est en ce sens parlant. Pour produire du soja à grande échelle, des agriculteurs détruisent des pans entiers de forêt avec pour conséquence immédiate une transformation des paysages, un appauvrissement des sols, et parfois même des processus de désertification de territoires entiers.
Il faut s’imaginer que des kilomètres carré entiers de bandes de terre n’abritent aujourd’hui plus aucune végétation si ce n’est des immenses champs dédiés à la culture du soja. Aujourd’hui, 75 % de cette production est consacré à la consommation animale dans le cadre de l’élevage bovin et porcin. Cette viande ensuite produite sera consommée par 15% de la population mondiale, c’est-à-dire celle qui a un niveau de revenus suffisant pour pouvoir l’insérer dans ses menus.
Au surplus de cette drôle d’équation, il est désormais connu que le coût énergétique de production du soja est supérieur à son bénéfice énergétique pour les individus humains et non-humains. Ne parlons même pas du coût écologique de cette production, sans commune mesure avec le bénéfice énergétique déjà trop faible ou même le bénéfice social de la production de soja. Sur ce dernier plan, les cultures de soja permettent à certaines communautés d’agriculteurs, et par ricochet à des villes et des régions de se rémunérer. Cependant, cette rémunération n’arrive pas à surmonter l’effet négatif de la déforestation qui entraîne des catastrophes naturelles, de la pauvreté pour des populations déplacées et impactées par ces catastrophes, sans parler de la dépendance économique à une ressource qui subit les fluctuations de prix sur les marchés internationaux.
Si l’on continue de dérouler le fil des conséquences de la surproduction du soja nous nous rendons compte, entre autres choses, que les inégalités de genre pointent également le bout de leur nez. Il est en effet désormais largement documenté que les populations qui subissent le plus les effets des mauvaises pratiques écologiques et économiques sont les femmes. Ce sont elles qui bien souvent sont en première ligne de la production et sont donc les plus vulnérables face à des situations de crises économiques ou climatiques. Cela peut sonner comme une injustice font remarquer les intervenants, puisque ce sont elles aussi qui sont les plus sensibles à leurs environnements immédiats, et d’elles que naissent des solutions techniques plus respectueuses des équilibres écosystémiques dont elles sont parties. Cet exemple du soja montre à quel point le social, l’économique, et l’écologique s’interpénètrent et sont interdépendantes les unes des autres. Cela donne d’autant plus raison à l’approche systémique défendue notamment dans le cadre des Objectifs de Développement Durables des Nations-Unies dont on fête justement les 5 ans cette année.
Des outils déjà là : se saisir de notre capacité de résilience
Le bilan de la conversation est dur à recevoir, mais il est nécessaire pour nous permettre de réaliser notre prise à des biais cognitifs et sociaux, qui nous font dévier de la marche à suivre. Plus que de changements à la marge, il s’agit d’un modèle à repenser entièrement. Les deux intervenants en ont appelé ainsi au courage des acteurs privés comme publics, à se saisir des outils d’ores et déjà identifiés pour contrecarrer ces systèmes qui nous mènent dans le mur.
Éduquer à l’impact de la production et de la consommation des produits que nous utilisons semble une première mission urgente à saisir. Il s’agit tout à la fois que se modifient nos pratiques quotidiennes, mais également de rééquilibrer notre comptabilité en prenant en compte les coûts écologiques et sociaux en plus des coûts économiques. Miser ensuite sur des circuits économiques production-consommation résilients aux échelles locales semble ensuite être une des pistes les plus prometteuses pour aller à nouveau de l’avant. L’échelle locale a pour avantage notamment de permettre la plus grande maîtrise des conséquences de ses choix, en ayant une meilleure connaissance des enjeux écosystémiques immédiats. C’est de cette connaissance notamment que peuvent émerger les innovations nécessaires pour surmonter les crises d’aujourd’hui. Éduquer, relocaliser, ne seraient toutefois rien sans la nécessité de coopérer. Les deux intervenants par leurs activités réciproques participent à la création de liens entre différentes communautés de la planète : il s’agit d’un réel motif d’espoir. Les solutions développées ici et là doivent nous inspirer. Ayons le courage, ensemble, de bâtir les ponts de demain !