Alors que le monde entier se relève par endroit de la pandémie, où les taux de vaccinations sont encore fortement inégaux, entre un Nord vorace en injections et un Sud en peine de piqûres salvatrices, de nombreux débats ont émergés, comme catalysés par une crise sanitaire que d’aucun auront dit prévisible tandis que l’écrasante majorité n’avait rien perçu. La question industrielle n’est pas en reste, avec à tous égards une place sur le podium des sujets les plus brûlants de ces derniers mois. Et un binôme de concepts se taille la part du lion dans ces débats : la souveraineté industrielle et l’industrie 4.0. C’est le second de ce diptyque qui va nous occuper aujourd’hui, à la croisée des chemins entre outil clé pour une transition écologique durable et défis sociaux. L’industrie du futur, dimension cruciale du monde d’après ? Les cartons sont déjà en cours de déballage, et il vaudrait mieux ne pas rater l’installation.
Une aide écologique sur laquelle capitaliser
L’usine du futur, dénomination attirante vantant un progrès technique affriolant, s’invente déjà sous nos yeux. Aussi appelée industrie 4.0, cette nouvelle révolution industrielle se définit, par rapport à ses trois illustres prédécesseurs, par une dématérialisation quasi-systématique des systèmes physiques de maîtrise de la production. Utilisation de capteurs de mesures divers et variés, de modèles numériques de suivis de la manufacture de produits, de l’optimisation des divers flux énergétiques et de matière en retour de ces flux de données, l’industrie du futur est celle du millémétrage numérique et de l’optimisation par la donnée.
Cet apport salvateur de la transition numérique semble clé pour dépoussiérer - littéralement - notre appareil industriel, en permettant des économies substantielles en vue de l’autre grande transition recherchée au XXIe siècle, la transition écologique. Par les économies de matière permises, l’implémentation de ces techniques de dématérialisation semble avoir un impact important sur notre appareil industriel. Autrement dit, « consommer moins pour produire plus », comme l’explique, Jean-Baptiste Lannou, directeur de l’usine Settimo du groupe L’Oréal. A cet égard, l’usine du futur se veut comme un remède au besoin de baisser les émissions liées à ce secteur représentant environ 20% des émissions de GES, mais aussi une solution pour la réutilisation de matières considérées comme des déchets. Une usine dématérialisée verte, mais également circulaire. A l’heure où les rejets secondaires non valorisés par une usine sont particulièrement dommageables, il devient clé de pouvoir contrôler finement les flux de matières afin de pouvoir les rediriger plus efficacement dans le circuit productif : d’un filtrat encore riche en matières nutritives pour l’industrie agroalimentaire aux déchets de bois permettant d’être revalorisés en combustible de biomasse, les applications sont nombreuses.
Un impact important vers la réalisation de la transition écologique qui nécessitera elle-même une transition : celle de modèle industriel. « Le modèle fordien de l’industrie est mort » : Olivier Lluansi, ancien Délégué aux Territoires d'industrie, clouait en ces mots le cercueil du plus connu des paradigmes industriels. Et à raison : le modèle de la production à la chaîne de produits industriels ne vieillit pas toujours bien à l’heure de la multiplication de l’offre pour le consommateur. Sur ce rythme d’une vitesse effrénée typique de la mondialisation, aucun modèle aussi fort n’a émergé depuis. La nécessité de réfléchir à la gouvernance des entreprises se fait donc criante : quelle gestion efficace pour concilier trois objectifs qui semblent antagonistes ? Peut-on augmenter la production, tout en réduisant l’empreinte globale industrielle, via des relocalisations propices à un regain de souveraineté industrielle ? Une Sainte Famille d’objectifs dont il est difficile de concrétiser la matérialisation. Un modèle industriel aux caractéristiques révisées pourrait donc en être le catalyseur. Une forte coopération au niveau européen sur de nouveaux types de projets, à l’image de « l’Airbus des batteries électriques » défendu entre autres par Thierry Breton, Commissaire européen au marché intérieur, au numérique et à l’espace, qui regroupe une quarantaine d’entreprises européenne de douzes États membres. Cette inclusion de nouveaux acteurs dans un modèle industriel révisé pourrait s’élargir à d’autres acteurs : collectivités locales, académiques, ONG. Un accélérateur de la transition écologique puissant pourra émerger de ces collaborations. Un exemple de collaboration entre académiques et industriels, est le plan de sensibilisation de plusieurs milliers de salariés en France, par la présence de l’école des Arts et Métiers sur 11 sites industriels de premier plan. Ce plan est un bon exemple d’opportunité pour éduquer à la fois à la transition numérique, vaisseau-amiral du développement de l’industrie 4.0, mais également à la transition écologique.
Au-delà des gains économiques et écologiques que permettent le recours aux technologies de l’industrie 4.0, un impact souvent sous-estimé mais important reste à prendre en compte : celui de la construction des sites industriels ou de la reconversion pour les mettre aux normes de l’industrie du futur. A l’image du secteur du bâtiment, où l’économie de matière est clé : 65 % de l’énergie totale sera consommée au moment de la réalisation du bâti, le quota restant l’étant lors de l’utilisation. On parle donc d’énergie grise pour cette part consommée qui ne sera pas directement utilisée pour le livrable résultant du fonctionnement de la structure. Cette question se pose particulièrement pour les friches industrielles, qui pourraient alors être une opportunité importante dans le cadre de la transition industrielle. En effet, utiliser un site déjà construit pour le faire muter vers des équipements typiques de l’industrie 4.0 peut être un gain de temps et de matière. Toutefois il peut aussi être un un gouffre financier et une perte d’efficacité par l’utilisation de structures qui auront de facto une durée de vie réduite par rapport au même bâti construit ex nihilo. Un travail de quantification, en terme d’impact financier et environnemental, est donc à mener avec précaution lors de tels projets.
De la dimension sociale pour construire une véritable durabilité
L’industrie 4.0 n’est par ailleurs pas seulement force de réduction de flux de matière ou d’énergie. Cette révolution est également porteuse d’opportunités sociales, dont le premier impact peut se constater au niveau de l’inclusion et l’implication des travailleurs dans leur environnement de travail. Une représentation mentale souvent faite de l’industrie 4.0 est celle d’une « usine débarrassée de son fourmillement humain ». Selon Agnès Audier, présidente de l’Impact Tank, cette représentation est particulièrement erronée, et préfère parler d’un d’un paradigme conduisant à « bourrer de capteurs les chaînes de production actuelles ». L’implication des travailleurs se fait alors par un recours accru à des outils facilitant les tâches de production quotidiennes, permettant alors de libérer du temps qui pourra être utilisé à d’autres projets au sein de l’usine.
L’utilisation de ces systèmes numériques ne peut cependant se faire qu’au prix de compétences très spécifiques comme la robotique ou la programmation. Aujourd’hui, les profils de travailleurs dans les milieux industriels sont encore trop lacunaires sur ce point. La maîtrise de compétences numériques, allant du codage effectif de ces systèmes à leur bonne insertion dans l’appareil de production en regard de l’objectif souhaité, est l’apanage de rares pépites que s’arrachent sans vergogne les grands industriels. L’entreprise, pour pallier à cette crise des talents, sait se transformer en lieu de formation. Comme le souligne Cyril Cosme, directeur du bureau français de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), l’enseignement n’évoluant pas assez vite, les entreprises industrielles vivent et construisent leur propre transition de compétences. Dans ce cadre, l’importance de l’alternance centrale. Elle a notamment vu des chiffres records en France l’an dernier, avec plus de 500 000 contrats d’alternance et d’apprentissage signés, soit 19 % de l’emploi créé sur le territoire durant cette période. Ainsi, il est important de souligner que l’entreprise ne peut pas se contenter d’être « un consommateur d’agents formés ailleurs » selon Agnès Audier, mais bien une structure proactive dans le parcours de construction de compétences industrielles.
L’importante qualité de la recherche en France dans le domaine de la robotique et du numérique, dont les Arts et Métiers sont l’un des fers de lance, est un levier important pour pouvoir résoudre cette crise des compétences. Sur le modèle des Instituts Fraunhofer allemands, Richard Béarée, directeur de recherche à l’ENSAM, mettait en avant l’importance de ces laboratoires communs entre industriels et chercheurs, dans le but d’une recherche explicitement tournée vers une application directe.
L’industrie 4.0, pour pouvoir répondre efficacement à ces défis, devra aussi s’insérer dans un cadre de coopération (souvent local) entre industriels. L’exemple de la ville de Figeac, en Nouvelle Aquitaine, est typique de ces centres industriels de premier plan qui concentrent la valeur technologique de certains secteurs. La ville, étant reliée de façon très lacunaire au réseau ferroviaire, a su capitaliser sur un dynamisme local pour abriter aujourd’hui des sites industriels aéronautiques parmi les plus numériquement équipés du pays. La prise en main des acteurs locaux des défis de l’industrie du futur semble donc importante dans le cadre d’un soutien qui se veut comme plus important que celui de l’État. L’uniformisation des règles et du cadre de concurrence par ce dernier est, en complément, un levier important de la complétion des défis de la transition industrielle. À cette dimension géographique locale s’ajoute la dimension temporelle : la performance de l’entreprise est aujourd’hui toujours mesurée sur un temps très court. Cela a pour conséquence une injonction contradictoire pour les entreprises, qui se voient évaluées sur des résultats trimestriels mais dont l’impact sociétal est mesuré sur des périodes bien plus longues, à l’image de la transition écologique.
Comme levier important d’une transition écologique et sociale durable, l’industrie 4.0 est un modèle clé à implémenter. Elle permettra à l’industrie de s’insérer dans une dynamique de refonte face aux grandes crises actuelles, tout en facilitant la construction d’une nouvelle narration faisant définitivement table rase de l’image, encore trop présente, des terrils de charbon ou des chaînes de production aliénantes sur un modèles des Temps Modernes. À l’heure des relocalisations plébiscitées par l’opinion, cette mutation ne pourra se faire qu’au prix de l’inclusion de tous les acteurs, dans des projets concrets et mesurables temporellement, dont l’un des plus importants sera la réinvention d’un nouveau paradigme industriel. Comme il n’y a « aucune fatalité dans une transition », ainsi que le rappelait Olivier Lluansi, il est de notre ressort de se passer notre bleu de travail et faire passer l’industrie dans le vert, littéralement.
Les analyses et propos présentés dans cet article n'engagent que son auteur. Jean-Baptiste Boyssou est Junior Fellow de l'Institut Open Diplomacy et travaille principalement sur les questions technologiques et d'intelligence artificielle.